Les dérives de l’application du Lean Management dans nos entreprises

Article tiré de l’essai de Philippe LORINO, la « fuite managériale devant la complexité : l’exemple historique du Lean management » et de l’article de Isabelle Barth, professeure agrégée des universités.

Pénurie de masques alors que nous avions des stocks énormes il y a 10 ans, manque de personnels dans les hôpitaux, sous-dimensionnement des structures d’accueil, insuffisance de matériels médicaux pour faire face à une crise majeure comme celle de la pandémie due au COVID19.
Tous les experts s’accordent pour le dire : les raisons ne datent pas d’hier ou même d’avant-hier mais sont ancrées dans des années de croyance sur ce qu’est une « bonne gestion » du système de santé.

La méthode le plus souvent mobilisée, et aussi le plus discutée, a été le Lean Management. Il serait donc assez évident de se dire que le remède a été pire que le mal (ou le supposé mal) et que le Lean Management a failli, car inadapté au secteur de la santé. Mais la faute relève-t-elle de la méthode ou d’une dérive de cette méthode ?

Malgré les cris, les grèves, les manifestations, les appels à l’aide des personnels, cela fait au moins deux décennies que le système de santé français, avec l’hôpital en particulier, est soumis à une cure d’amaigrissement car considéré comme trop dispendieux, mal géré, pas assez efficient.

Dans son essai « La fuite managériale devant la complexité : l’exemple historique du Lean Management », Philippe Lorino, professeur à l’ESSEC, nous livre des clés fort intéressantes et instructives des dérives de l’application du Lean Management dues à une incompréhension de ses réels objectifs.

Il nous rappelle que le Lean management est le nom donné par des chercheurs du MIT au système productif développé par la firme Toyota. Ce système puise ses racines dans les théories de l’amélioration continue développée par Shewhart et Denning (la boucle PDCA : Plan, Do, Check, Act).

Le TPS pour Toyota Production System repose sur trois enjeux de performance clés, mis au jour par Taiichi Ohno.

– Le Muda qui a comme objectif d’éliminer le gaspillage,
– Le Mura, qui consiste à analyser et maîtriser la variabilité de la demande
– Le Muri, qui vise à supprimer la surcharge des équipements et des employés.


L’objectif est de créer plus de valeur pour mieux répondre au besoin du client, avec moins d’effort, moins de stress, moins de charge de travail et de ressources. Nous sommes loin de la vision lapidaire du « faire plus avec moins ».


Si nous retenons les grands principes du Lean Management :

  1. La recherche d’efficacité (do the right things) avant l’efficience (do the things right) ? C’est la vision qui prime et pas le process.
  2. Une implication directe des opérateurs comme penseurs de l’activité : l’objectif est de s’appuyer sur des collaborateurs compétents et motivés. Il faut mobiliser la réflexivité des collaborateurs.
  3. Une dimension collective de l’activité.
  4. Un apprentissage fondé sur l’expérience, qui permet à chaque site de production de choisir les méthodes qui lui conviennent le mieux. Bill Belt, un des pionniers du Juste à Temps et du Lean, réfute l’expression « zéro stock » et lui préfère « one unit less ». Il ne s’agit pas de supprimer le stock mais de le réduire pas à pas.
  5. Le rôle clé du « Slack organisationnel » ainsi, le Lean management préconise de planifier des surcapacités (qui peuvent aller jusqu’à 50 % chez Toyota) pour faire face aux pointes inattendues. On est à mille lieux d’une mise en tension systématique. Le Slack se traduit aussi par du temps dégagé pour les collaborateurs, afin qu’ils puissent avoir du temps pour réfléchir et concevoir des actions de progrès.

De nombreux responsables définissent le Lean comme « élimination des gaspillages » ne retenant des 3 piliers d’Ohno : Muda, Mura et Muri que le premier. Ces mêmes responsables se détournent de l’attention à porter à la demande, et, plus largement aux parties prenantes, comme le préconise le Lean de façon originelle.

Le Lean tel qu’il a été trop souvent mis en œuvre consiste plutôt à chercher à minimiser les coûts de façon systématique, sur la base d’une vision statique de l’activité, leur faisant prendre le risque de sombrer dans le chaos en cas de retournement, de crise, de variation importante …

Le dévoiement de la méthode entraine une mise sous tensions des collaborateurs, en gommant toute dimension collective, défaisant ainsi les solidarités inter-métiers.

Enfin, le Lean mal compris ignore complètement la dimension « apprentissage » pour se focaliser uniquement sur les composants techniques de la boite à outils Lean.

Womack, chercheur au MIT et un des auteurs du fameux ouvrage « The machine that changed the world » paru en 1990, fait un constat amer des dérives de la méthode qu’il a contribué à inventer.

Pour de nombreux analystes des situations, ce « Lean new look » est « un passeport assez sûr pour l’échec ».  « L’intensification des pressions productives combinée à une faible autonomie dans l’organisation de travail s’avère une impasse, et même fait peser une menace sur l’intégrité physique et psychologique des salariés ».

Trois grandes confusions sont donc à éviter dans l’application du LEAN :

  1. La confusion entre gaspillage et slack, le matelas de ressources tel qu’est souvent défini le slack, est perçu comme une mauvaise graisse à éliminer.
  2. La confusion entre accompagnement et imposition : les managers au lieu d’être des coaches, considèrent qu’ils sont là pour déterminer et imposer la performance optimale à atteindre.
  3. La confusion entre vision dynamique et statique.

Les managers dans beaucoup de secteurs en France sont responsables de cette dérive aux effets délétères, négligeant, fuyant même la complexité pour lui préférer les modélisations statiques et « top down ».

Il serait bon de revenir aux fondamentaux du Lean management et retrouver une vision système dans la conduite de nos projets, de nos entreprises ou de nos établissements publics, en tenant compte du capital humain et matériel.